Le voyage dans le paysage est une manière de l’atteindre, de le vivre, une autre façon de l’appréhender.
Dans cette thématique le chemin permet un accès entier à un paysage alternatif, l’accès à une vitesse différente de nos modes de vie. Le paysage sur une autoroute n’est-il pas une vitrine sur laquelle nos yeux ne s‘arrêtent pas ? Le chemin permet à des échelles différentes du sentier au chemin de halage en passant par la route nationale de remédier à cela. La définition Larousse du chemin : c’est un passage assez étroit non revêtu souvent à la campagne. Dans le paysage, il est emprunté par différents éléments de la voiture au vélo en passant par le piéton et le cavalier. Ces modes de transport plus ou moins rapides et plus ou moins ouverts permettent d’accéder au paysage plus ou moins facilement. Cette aisance vient des obstacles que la personne met entre elle et le paysage. La voiture est l’un des exemples de séparation entre son occupant et le paysage. Il structure, souligne et renforce certaines lignes du paysage.
Plusieurs modes de transport donnent accès au chemin, mais les circulations dites « douces » donnent réellement une approche du paysage. La marche ou le vélo peuvent ouvrir l’Homme à une certaine conscience. Dans ce texte, nous verrons comment le paysage est rendu accessible par le voyage. Sur des chemins, des routes ou des sentiers, nous tenterons de comprendre le voyage et l’intérêt que l’Homme lui porte. Pour nous aider, deux ouvrages seront utilisés :
– Chemin faisant de Jacques Lacarrière : écrivain français né le 2 décembre 1925 à Limoges et mort le 17 septembre 2005 à Paris. Il est connu pour ses récits de voyage, dans la plupart desquels transparaît sa passion pour la civilisation grecque.
L’auteur traverse la France à pied du massif des Vosges au massif des Corbières, du Nord-est au Sud-ouest. Dans ce périple l’auteur décrit les différentes régions qu’il arpente au rythme de ses pas et des villages.
– Quinze jours au désert d’Alexis de Tocqueville: né à Paris le 29 juillet 1805 et mort à Cannes le 16 avril 1859, philosophe, homme politique et historien, il s’est intéressé très tôt à la sociologie.
Écrivain français du début du XIXe siècle, il s’intéresse à la Révolution française, à la nouvelle démocratie états-unienne, mais plus généralement aux démocraties occidentales. Il est l’un des précurseurs en France de l’abolition de l’esclavage avec son collègue et ami Victor Schœlcher. Dans cet ouvrage, il décrit son voyage en Amérique.
Le voyage
Le voyage a pour beaucoup une image d’un temps long et lointain. Ce schème, cette image mentale peut-être décortiquée de plusieurs façons. D’abord le voyage peut-être une redécouverte, un lieu d’origine, sa propre région. Comme un voyant qui deviendrait aveugle, il redécouvre le monde. L’ouvrage de Jacques Lacarrière parle de cette redécouverte de la France, vue autrement.
Le voyage est aussi vu comme un parcours pour atteindre un objectif. Un parcours initiatique. Le passage obligé par « la passe » pour un pêcheur pour atteindre les zones de pêche. Dans ce parcours qui est un voyage, des étapes sont à franchir pour atteindre l’objectif. Ces étapes, ces passages dans le paysage sont rythmés, un rythme qui diffère de notre mode de transport.
Le rythme
Il est plus ou moins rapide que l’on soit en voiture ou à pied ou que les étapes de ce parcours soient faciles ou pas. Le rythme de ce voyage de ce parcours va nous déterminer. Le voyage de Jacques Lacarrière très particulier va être le cas concret d’un rythme différent. Sur les chemins de France, l’auteur voyage. A contrario des grandes autoroutes et d’un parc automobile toujours plus rapide, l’auteur va ralentir et nous faire vivre une autre France. Le rythme est sans aucun doute différent, les lieux sont longs à arriver, les forêts, les écluses. Il nous incite à ralentir, à prendre le temps de découvrir. Il a opté pour la marche, ce mode de transport rend le voyage plus sensible. Le rythme des pas sur la route, celui des habitations et les autres éléments sur son parcours.
Le pas permet le toucher entre le pied et le sol, le paysage et l’homme ; il donne aussi un rythme : celui des pas, des saisons, des villages traversés, des personnes rencontrées. Dans l’ouvrage de Jacques Lacarrière, on observe une sensibilité différente. Il raconte aussi ses arrêts : « Une foule de badauds suit des yeux le lent passage d’une péniche. Qu’y a-t-il donc dans les écluses qui puissent encore nous fasciner ainsi ? Sur le canal j’en compte des dizaines entre Strasbourg et Nancy. » Dans ce court passage, nous pouvons observer que l’auteur n’est pas le seul à regarder et à prendre le temps de regarder les péniches. Une chose nous fascine dans cet élément du paysage entre l’écluse, la péniche et son fonctionnement. Le canal et le chemin de halage que l’auteur prend, propice à la marche sont décrits dans le début du récit. Cet ensemble d’éléments fait parti selon moi d’un ensemble formant un schème.
Dans cette image, l’été est très présent et on a le temps. Le chemin de halage, outre son image passée de chemin pour les chevaux, s’est aujourd’hui transformé en site de promenade pour les vacanciers. Ce chemin de promenade a aussi un rythme, celui de la rencontre des écluses. Le rythme des rencontres avec le promeneur, le rythme de relâcher et de tenir les eaux ou encore celui de la rencontre avec les péniches.
Une image mentale qui a évolué depuis quelque temps. Elle donne aujourd’hui à voir une partie de territoire qui aujourd’hui entre dans l’inconscient collectif comme un chemin de promenade et plus un passage d’animaux de halage. Dans le contexte du chemin de halage, on est à la fois spectateur et acteur. La marche caractéristique d’un mode de vie ou de transport lent permet de prendre en compte les notions de présence au lieu, mais aussi la notion « d’ici ».
Ici et là-bas
Cette notion résonne avec celle de la présence au lieu. Une présence forte fait l’écho au « là-bas ». Dans l’ici l’Homme est présent au lieu, il l’habite. Sa présence par sa conscience permet d’accéder au paysage. Une conscience qui détermine le paysage et qui est déterminée par lui. Cet « ici » décrit par de Tocqueville se pense loin de tout. Un éloignement qui permet de repenser l’ici et de comprendre le là-bas. Pour Alexis Tocqueville l’ici est cette solitude qu’il recherche, une retraite. Une solitude voulue à contrario de l’habitant du désert qui va rechercher les constructions humaines, de Tocqueville va préférer la solitude. Comme pour réfléchir à soi, à son environnement, à la jeune démocratie qu’il découvre. Une expérience appuyée par ce rapport au ciel, ce rapport au sol, éléments intimement liés au cosmos et aussi à l’horizon.
L’idée d’une ouverture à l’univers, dans des lieux sublimes où l’immensité de ces espaces renvoie à soi. Le sublime renvoie à une force, un élément qui va en s’élevant, un rapport au ciel.
Le marin qui par sur son embarcation, souvent à l’aube, seul face à l’immensité de l’océan cherche plus que du poisson. Il veut s’accomplir et pour cela passe par ce parcours initiatique, un chemin qui n’est pas tracé. Tous les jours comme un rituel, le départ en mer annonce une nouvelle étape dans cette ouverture à l’immensité. Elle est d’abord vue puis vécue.
Le voyage en vue
Dans la définition de la convention européenne du paysage, le paysage est une partie de territoire telle que perçue. Cette notion installe une vitre entre l’Homme et le paysage. Cette vitre nous place comme un spectateur de notre cadre de vie, alors même que l’on est acteur. Elle donne donc une distance et ne définit, selon moi, pas le paysage comme composante complexe. Le paysage tel qu’on le représente existe que par la conscience humaine. D’abord la convention européenne du paysage le définit comme : une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. Une définition qui inclut le caractère géographique du paysage, mais exclut son côté sensible. Cette définition démontre que l’Homme ne voit pas de paysage sans lui, l’oiseau, le singe. Plus globalement les animaux voient-ils un paysage ? On peut essayer de deviner des lieux où les Hommes ne sont jamais allés. Peut-on d’ailleurs estimer qu’il y a paysage à ces endroits là ? Si oui, comment est-il déterminé ? La notion de la perception est marquée dans la définition de la convention, elle transforme l’habitant en spectateur.
Le voyage où l’on a une véritable accession au paysage permet d’apporter une définition plus complète. Selon moi le paysage est une partie du territoire tel que perçue par les cinq sens de tout être capable de ressentir, dont le caractère résulte de facteur naturel et/ou humain et de leurs interrelations. Cette définition permet de prendre en compte d’autres sens. Certains, tels que Michel Corajoud ont pu proposer une définition du paysage plus sensible, le paysage est pour lui l’endroit où le ciel et la terre se touchent. Cette définition aborde et nous interpelle sur la notion d’horizon.
L’horizon
Dans l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville Quinze jours au désert, où il décrit son voyage dans la jeune patrie des États-Unis, l’horizon prend une place subtile. Dans ce voyage, le parcours de de Tocqueville il y décrit un désert, c’est par cette fenêtre que l’on aperçoit l’horizon. Dans l’ouvrage qu’il publia un an après sa mort en 1859, il décrit les ambiances de ce vaste nouveau pays.
« Nous avions traversé tout l’état de New York et fait cent lieues sur le lac Érié ; nous touchions, cette fois aux bornes de la civilisation, mais nous ignorions complètement vers quel lieu il fallait nous diriger ». Cet extrait fait ressentir la notion de grandeur, de vastes étendues, mais aussi l’horizon.
L’horizon comme seul point de repère, mais aussi comme objectif. Je suis ici et je vais là-bas par-delà l’horizon. Dans l’extrait l’auteur est perdu, il cherche sa route. Dans des étendues vastes cette recherche pose de grandes questions sous-jacentes au protagoniste, qui suis-je et/ou vais-je ? Dans ce voyage on peut aussi observer une expérience au lieu et une expérience à soi.
À cette époque, 1831, les voies qui relient le citadin et le campagnard des États-Unis ne sont pas rapides et le trajet d’aujourd’hui se transformait en voyage d’hier. Dans l’ouvrage il y décrit les éléments du paysage qu’il traverse : « Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois : voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner des dollars, car c’est là le point. » … « Ajoutez qu’habitant d’un désert il ne prise que l’œuvre de l’Homme. Il nous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village ; mais que l’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, cela est pour lui absolument incompréhensible. » On observe bien une description d’éléments de partie du paysage qu’ils vont traverser pour cette expérience. Une expérience du lieu où ils se confrontent au paysage, aux vastes étendues et à un horizon. Ce voyage est aussi un exercice sur soi.
Se perdre
Se perdre ou en tout cas affronter des étendues dans le paysage ouvre une porte sur sa conscience. Le marin qui se retrouve seul va aussi être confronté à cette réalité, l’ouverture sur lui. Cette réaction de l’accès à soi est selon moi due à plusieurs choses : les éléments du paysage que l’auteur rencontre, la solitude et sa catégorie sociale.
Les éléments : des étendues désertiques aux océans, ces paysages ouverts, sans repère, sans lieu, donnent à l’homme à penser à l’ici, là où il se trouve, à se penser dans un ensemble. Il affronte les éléments sans avoir d’appui physique ou un repère visuel, mis à part son moi profond. C’est une façon d’intérioriser, de trouver un appui. Dans ces espaces, le manque d’appui est tel que l’on peut se retrouver en état de plénitude et de pleine conscience. C’est à ce moment que le vide nous environne.
Le vide
Le vide de l’ouïe, celui de la vue. Impressionnant vide qui nous envahit dans ces espaces. Un vide pour l’ouïe qui se transforme en silence. Un assourdissant silence, pénétrant et imposant se présente en majesté face à l’Homme. Il est là. Quasiment imperturbable, accompagné de temps à autre par le vent, élément chantant, sifflotant en mer ou dans le désert. Cet élément bouscule. Le vide de l’ouïe, le silence, est souvent rencontré dans les voyages. Ce vide de l’ouïe est souvent associé celui de la vue : la transparence.
Subtile, cachée et trompeuse, elle est là dans ces déserts, ces mers. La transparence en mer vient confondre l’horizon et le rend imperceptible. Cette transparence qui la nuit ouvre vers l’univers et le cosmos, comme un appel vers le vide physique. La marche ou plus globalement les circulations douces donnent accès à ce vide dans l’espace du paysage.
L’espace du paysage / Espace géographique
Un voyage se planifie, un itinéraire est choisi, un plan est pris pour ses qualités et aussi ses défauts. Le temps de planification contraste réellement avec celui du voyage. Jacques la carrière écrit à propos des cartes : « Au début je me méfiais un peu des cartes d’état-major. Je les regardais comme des compagnes indispensables, mais austères. Toutes ces courbes, ces lignes, ces hachures, ces quadrillages n’évoquaient pour moi qu’un paysage abstrait mathématique qu’il fallait déchiffrer comme une équation mathématique. ». Le temps géographique, technique, mathématique est brut, sans interaction avec les éléments, loin des réalités du terrain qui usent, éreintent et fatiguent le voyageur. Un désert sur une carte ne dit rien de la solitude, du ressenti de l’immensité du vent et de son chant. L’espace du paysage est sensible, fort d’une expérience, il se confronte aux sentiments humains. Il ouvre la conscience et appelle à l’intériorisation. L’espace du paysage sensible comme le rapport au vivant est fortement lié, comme nous l’avons vu précédemment, au touché. Les vallées, les océans, les champs sont d’autant d’éléments qui sont liés fortement à la peau.
Le rapport charnel au paysage
Le voyage donne un rapport différent au paysage. Des conditions climatiques aux reliefs et aussi aux sentiments. Le paysage est symptomatique d’un rapport particulier entre l’Homme et sa terre, son pays. Le paysan va connaître sa terre. Il va en parler comme d’un être humain à un être charnel. Cet être pourrait être décrit, ressenti, touché par le paysan. Il aime sa terre comme le marin aime la mer. Le paysan va penser et panser sa terre comme un être. Cette relation se mérite, elle vient des longs échanges entre l’Homme et sa terre. À la manière du voyageur, du navigateur, le marcheur va mériter le point de vue. La terre n’a pas l’apanage du rapport charnel. Le voyage à pied ou en circulation douce donne un rapport à L’humain différent. Partager une partie d’un voyage donne un lien particulier. Le voyage n’est pas le seul moyen d’avoir un rapport particulier avec l’autre. La redécouverte de son quartier, de sa région rend l’approche de la citoyenneté particulière. Ce qui avant était un défaut devient une qualité.
La découverte
ette notion peut paraître banale, mais referme des choses sur le plan du ressenti du paysage. La découverte d’un paysage est toujours une expérience forte. Découvrir l’ouest « sauvage » américain ou marché sur les routes de France, du nord au sud, donne à voir le paysage différemment. La façon de l’aborder est déjà une découverte. Appréhender un paysage ou un voyage en voiture est une façon de respecter la définition comme énoncée dans la convention européenne du paysage : une partie de territoire tel que perçu. Dans cette bulle inerte, qui est l’automobile, où les éléments extérieurs ne trouvent pas de résonance dans l’habitacle, peu de choses peuvent être vécues. Le paysage est un tout qui se découvre par un processus initiatique. L’être à l’extérieur de l’automobile va être happé par les odeurs, caresser par le vent, battu par le soleil ou accompagner par la pluie; c’est par ces conditions que le paysage s’offre. La marche ou les circulations douces permettent ce processus de découverte. Comme pour Alexis de Tocqueville Quinze jours au désert, il y décrit ce processus de découverte des États-Unis et de nouveau américain. Les campagnes éloignées et la vie des pionniers.
Le paysage pour voyage
Car oui, le paysage est un voyage et le voyage se vit par tous les éléments de notre corps. Il se vit, se ressent, s’appréhende, s’arpente, s’explore. Il est là uni, forme un tout avec l’Homme. Aujourd’hui le paysage est vu par beaucoup comme une vitrine une chose que l’on regarde de loin, uniquement sur un point de vue. Ce n’est pas que cela, mais pour le voyageur le paysage se mérite, il se ressent, il est charnel. Dans cette relation le temps prend une place importante : le temps de la rencontre, le temps de l’exploration, de la connaissance, des appréhensions et il peut s’agir d’un temps long. Long et si important. Un temps primordial pour une rencontre forte avec le paysage. Cet espace vient avec le temps du paysage un temps du sensible. Un marin acceptera le temps de la pêche, un marcheur le temps de la marche pour accepter la récompense. Le paysage qui s’ouvre et la vue qu’elle génère. Le voyage permet à certaines conditions de donner accès au paysage. Le voyage en avion qui est un trajet n’en donne pas accès comme celui en paquebot. Le voyage se fait avec une certaine idée de la vitesse, du moyen de transport, mais avant tout une certaine idée de la vie.
Une vie lente au gré des éléments. Un mode d’existence qui paraît lointain aujourd’hui, certains diront archaïque. Une vie où l’urgence de ralentir se fait entendre dans le silence assourdissant des relations sociales de certains quartiers. Une lenteur qui donne accès aux autres mais aussi à soi. Une ouverture à la pleine conscience.
Le voyage n’est pas un là-bas lointain que l’on veut visiter, photographier, mais un « ici ».
Ici et maintenant, présent au lieu et à soi. Comme un perpétuel voyage, l’habitant ou le marcheur découvre et redécouvre leur paysage pour mieux en comprendre le sens.